25 Avril 26XX, 18h38. Je la tiens dans mes bras, tête penchée sur son petit visage rond. Elle est ravissante comme le soleil qui l'éclaire et douce comme la laine qui l'enveloppe. Elle a les yeux de sa mère, mais je reconnais ces oreilles et ce nez ; quoi qu'adoucis et miniaturisés, je peux déjà imaginer ce qu'ils diront tous lorsqu'ils nous verront côte à côte. Nous nous ressemblons beaucoup.
Julia est ravie ; elle contemple notre première entrevue. Je lui dis que notre fille est sublime, elle me demande si le nom qu'elle a choisi me convient. Je scrute un instant les documents qui trônent sur la table.
«
Il est parfait. »
Pelotonnée contre mon torse, le visage d'Angelika esquisse une petite moue d'approbation.
Une renaissance. Tu ne connais pas d'autre mot pour décrire ce 25 Avril dont tu conserves le souvenir intact. L'avènement d'un premier enfant est toujours une chose exceptionnelle : cette petite vie qui frétille, composée d'une moitié de toi même et d'une moitié de la femme aimée. Un jour bercé dans une perfection idéale ; un jour qu'il fallait cueillir et dévorer plus intensément qu'un fruit interdit. Ce qui avait pu arriver avant n'était plus grand chose à tes yeux, et tu t'en remémorais vaguement comme une période creuse, à peine comblée par une enfance des plus banales et une adolescence sans encombres. Tu n'avais jamais réellement eu d'autre rêve que celui d'être heureux, quoi que tu en sois dans un sens, aujourd'hui, persuadé ; tu étais bel et bien heureux à cette époque. D'un bonheur discret et doux, qui avait explosé en une myriade de couleurs et d'éclats de rires depuis que tu avais rencontré Julia et que, peu de temps après, Angelika vienne rayonner dans ses bras.
Tu n'étais pourtant pas devenu père du jour au lendemain. Tu n'avais pas, immédiatement, su quoi faire et comment réagir, ayant plutôt l'habitude de faire preuve de froideur à cause de ton métier au service de l'information.
Elle n'avait jamais vraiment été un ange, ou du moins pas en dehors de l'idée que tu t'en faisais. Avant même de savoir marcher, elle cherchait toujours à aller le plus loin possible, si bien que chaque jour se transformait en un cache-cache perpétuel. Lorsqu'elle sut avancer sur ses deux jambes, elle se découvrit une véritable passion pour la course, à tel point qu'il devint difficile de la suivre par moments. À tel point que parfois, tu avais peur de ne pas réussir à la rattraper.
« Bonsoir, mon journal intime virtuel ! C'est la première fois que je t'écris dedans. En fait, je t'ai reçu à mon anniversaire. Tata m'a dit qu'écrire un journal, ça permet de le relire plus tard, et de savoir ce qu'on a fait. Alors, mon journal, aujourd'hui j'ai huit ans, j'ai l'impression d'être devenue super grande ! D'ailleurs, tout le monde me le dit, j'ai une taille de fille qui fait du basket, c'est parce que je bois beaucoup de soupe, et qu'avant que je naisse, Papa et Maman ont dit à la fée qui crée les enfants qu'il fallait que je sois grande et en bonne santé. Et ils disent toujours qu'elle a très bien fait son travail.
Ce matin, mon journal, Papa m'a fait un gigantesque gâteau à la fraise. En fait, je crois que c'est pas lui qui l'a fait, car Papa il cuisine toujours mal, mais shhht. C'est un secret. Et puis, je l'ai mangé quand même, parce qu'il était très bon. Rien que pour moi, il a acheté des bougies, parce qu'il sait que je n'aime pas les bougies digitales qui ne font pas cramer toute la maison. Huit, c'était très dur, alors heureusement, il m'a aidée. Parce que Papa est toujours gentil et que, il me le dit tout le temps, il klaxonnerait la voiture volante du président pour aller me chercher ce que je lui demande.
Ensuite, je crois qu'il m'a amené au parc d'attraction. Il y avait Maman, et Tata, et mon cousin aussi. J'adore les simulations, avec les gens qui se déplacent tout autour, mais qu'en fait ils sont faux, et qu'ils peuvent même te parler. Alors, on a fait la chasse aux papillons magiques qui étaient cachés dans les arbres, tu vois, mon journal, et c'est encore Papa qui en a trouvé le plus. Mais il me les a donnés, parce qu'il dit que je suis plus mignonne que lui.
Pour le midi, c'est moi qui avais pu choisir la décoration de la maison. On a commandé sur internet des rideaux animés magnifiques, qui brillent de toutes les couleurs. J'ai dessiné des gâteaux sur ma tablette, tout le monde m'a dit qu'ils étaient très jolis. Mais en fait, on a pas mangé le gâteau tout de suite, parce qu'en repas il y avait de la raclette. Je me dis que c'est génial, de pouvoir manger plein de choses bonnes que le robot nous prépare. Le robot de la maison, c'est Bob, il parle pas beaucoup, mais tout le monde l'aime bien, en plus il comprend tout ce qu'on lui dit ! (à peu près)
L'après-midi, Papa et Maman m'ont emmenée à Paris, grâce à l'avion qui va super vite. On a été voir la tour eiffel ; il m'a raconté plein de choses à son sujet ! Il m'a aussi montré plein de grands et jolis magasins, où il y avait de super robes ! J'ai même pu en choisir une, en rose et en bleu Maman m'a montrée l'Elysée. En tout cas, c'est trop impressionnant, par rapport aux gros bâtiments qui se ressemblent tous. Puis ensuite, on est allés dans un grand magasin : en fait, c'est la première fois que j'allais dans un grand magasin, parce que d'habitude, c'est Bob qui achète tout, mais c'est très grand! On m'a dit de remplir le caddy qui vole avec tout ce que je voulais, mais, euh, finalement, j'ai pris des cadeaux pour tout le monde, et même pour Grand-maman.
Mon journal, après, on est repartis, mais Papa m'a promis qu'on re-irait plein de fois à Paris si je veux, mais l'an prochain, parce qu'on est déjà le soir, et que tout le monde était fatigué. Moi aussi, d'ailleurs, je baille, et je vais éteindre ma tablette. À demain !!!
Angelika. »
Encore. Encore, tu promènes ton doigt sur ces mots délicatement écris dans le vide. Tu as découvert le journal que tenait Angelika récemment ; depuis, il te semble l'avoir lu des dizaines de fois, toujours avec un chagrin semblable. Tu aurais aimé que ces mots soient réels, pour pouvoir les enlacer et les serrer contre toi. Tu aurais aimé pouvoir les réciter, et revivre instantanément ce jour-là.
Hélas, c'est impossible.
Tu n'as qu'à passer à la page suivante.
« Bonjour, mon journal !
Ce matin, il y a eu beaucoup de soleil, alors on est monté tout en haut de l'immeuble pour le voir. Papa me dit tout le temps que je suis comme le soleil, justement, mais je suis pas une grosse boule toute jaune, moi. J'ai des bras, des mains, des yeux, une bouche, et des jambes qui me font courir super vite ! Le soleil, lui, il ne court pas, sauf quand c'est la nuit, mais moi je pense plutôt qu'il roule, parce qu'il a pas de jambes.
Tata est venue nous voir aussi. Pendant que Papa et Maman discutaient dans leur chambre, elle m'a appris plein de trucs. Tata adore faire des choses toute seule avec ses mains, alors à chaque fois, elle me montre ce qu'elle fait et grâce à elle j'arriverai presque à faire pareil ! Enfin, je demande de l'aide à Bob, parce que c'est trop compliqué, mais elle dit que ce que je fais est joli. Aujourd'hui, j'ai préparé un cadeau pour Papa, parce qu'il est toujours gentil avec moi, et qu'il m'a fait de super cadeaux à mon anniversaire. C'est un peu comme une poupée, je voulais qu'elle me ressemble mais en fait, c'est un peu raté. Je lui offrirai demain, journal, j'ai hâte de savoir ce qu'il en pensera !
Ce soir, il sera pas là, parce qu'il fait la fête avec Maman, pour leur mariage, pour une fois qu'il n'est pas avec moi, ça me fait bizarre, mais je vais lui montrer que je suis une grande fille, et que je peux me garder toute seule. Enfin, je serai chez son ami, il doit me surveiller. On va bien s'amuser, et je te dirai tout demain, mon journal intime. Fais de beaux rêves, et à demain.
Angelika. »
Angelika avait toujours été joyeuse, naïve, candide. Un rire à réchauffer le coeur, un sourire à égayer les jours. Les parents ne peuvent pas voir les défauts de leur progéniture, tu ne fais pas exception à la règle et ne parvenais à la voir uniquement par ce que son prénom voulait bien suggérer ; une créature plus belle, plus raffinée, plus élevée que toutes les autres. Ton doigt effleure le coin de la page.
Tu ne veux pas lire la suite. Tu te souviens qu'elle est triste, infiniment triste, et qu'elle sera responsable de tous les malheurs qui auront suivi. Une suite que tu n'as pas su éviter, et dont tu te tiens pour unique responsable. Si seulement tu ne l'avais pas laissée seule. Si seulement tu avais pu arriver à temps. Des phrases qui reviennent, circulent plus vite qu'une course de formule un, et s'entrechoquent sans trouver leur fin.
Et pourtant, tu presses le bouton pour lire la page suivante, dans un fol espoir de constater l'altération de tous les faits, et de lire à nouveau une entrée remplie de joie et de naïveté.
« Bonsoir, mon journal intime.
Tu sais.. Il s'est passé beaucoup de choses. Ce matin, Papa m'a grondée, puis il m'a serrée dans ses grands bras. Et puis encore grondée. Il pleurait. Il pleurait, mais pas comme la fois où j'ai appris à faire du vélo. Pas comme quand son équipe préférée a gagné au foot à la télévision.
Plutôt comme quand il est très triste, et qu'il s'est passé quelque chose de grave. Comme quelqu'un qui a perdu quelqu'un de très important pour lui. Je lui ai demandé pourquoi. Il a répondu que c'était moi. Que beaucoup de choses allaient changer, et qu'il est désolé.
Je ne peux que sourire.
Quant à la poupée, je la donnerai quand je serai sortie de l'hôpital, promis.
Fais de beaux rêves.
Angelika. »
Personne n'a vraiment su ce qu'il s'était passé ce soir-là. Angelika, comme le fameux «ami» qui devait la surveiller. Officiellement, il n'y a presque rien eu.
Mis à part un simple accident de voiture volante, c'est ce qu'ont raconté les journaux locaux, un accident qui priva la fillette de ses deux jambes, tout bonnement broyées en heurtant le sol. Un incident qui paraissait de plus en plus anodin, au fur et à mesure des progrès scientifiques ; de biens merveilleuses technologies, si tant est que l'on possède une carte bancaire capable de sortir assez pour les payer, et qu'il soit possible d'opérer sans endommager le corps du patient, ce qui serait un miracle pour une enfant de 8 ans.
Alors, en attendant, il avait fallu s'adapter, et accepter de vivre, sans savoir pourquoi on en était arrivé là, avec l'empreinte du passé gravée à jamais, dans une société qui n'avait jamais autant considéré les handicapés comme des créatures à part, puisqu'elle avait presque oublié leur existence. Dans des rues et des bâtiments qui avaient dénigré tout aménagement pour eux, et qui en devenaient presque inaccessibles pour Angelika.
C'est là que tu avais entendu parler de cette ville, par des rumeurs comme en transporte le vent, la seule au monde où elle pourrait être chez elle et vivre correctement en attendant le jour hypothétique où elle retrouvera des jambes métalliques.
Pacydna.
Grossière erreur.
« Bonsoir, mon journal intime !
En ce moment, j'aide Papa et Maman à faire les cartons, et je vais devoir t'y ranger tout à l'heure, quand ils auront fini de démonter l'armoire. C'est la première fois de ma vie que je déménage ! Ça me rend un peu triste de quitter Kielce, en plus je ne peux pas finir l'année avec mes copines de l'école, alors, j'espère qu'ils seront gentils, là-bas. Ça serait bien.
On va habiter dans un volcan. Enfin, ce n'est pas vraiment un volcan, a dit Papa, mais ça l'était avant, et puis aujourd'hui c'est une île. Il n'arrête pas de dire que c'est bien, et qu'on sera tous très heureux, et qu'on parlera anglais comme la reine d'Angleterre dans quelques années. C'est vrai que c'est joli, en plus, même si la maîtresse a fait une tête bizarre quand je lui ai dit où j'allais.
J'ai offert la poupée à Papa, mais je ne sais pas ce qu'il en a fait.. »
Interrompant brièvement ta lecture, tu extirpes discrètement la poupée en question de ta poche. Elle ne t'a pas quittée. Quoi qu'amochée par le temps, elle véhicule toujours cette image si innocente, si douce et si candide, en même temps que l'infini sentiment de tristesse et de culpabilité qui te submerge lorsqu'elle te confronte à cette réalité du temps qui est passé.
Suite à votre départ, vous avez emménagé dans l'un des plus hauts bâtiments de Pacydna. C'était en 2665, tandis que la cité attirait déjà les commérages à son sujet. Oui, il y avait énormément d'handicapés. Oui, c'était troublant, car certains auraient probablement pu être soignés depuis longtemps. Mais tu n'avais pas percuté tout de suite que quelque chose était étrange. Tu avais cru que ce devait être simplement que ces gens ne voulaient pas être guéris, ou alors qu'ils n'avaient simplement pas les moyens. Ou que c'était autre chose, et qu'il ne fallait pas s'en soucier.
De par la barrière de la langue, de la monnaie et des cultures, il fut difficile pour tout le monde de s'intégrer, quoi que les technologies récents permettent un apprentissage rapide.. Afin d'assurer les finances, étant donné que tu n'avais pas encore trouvé d'emploi à Pacydna, et que tu tenais à t'occuper personnellement d'Angelika en supplément de tout ce que la ville proposait déjà, Julia accepta malgré toutes les réticences un travail à l'international.
Il ne voulait, ne pouvait, plus la laisser seule. Jonglant entre le bonheur de la voir vieillir et prendre de l'indépendance et la crainte de la voir s'en aller, tu tentais de combler l'absence de sa mère, de ses jambes, de sa ville natale, et de tout le reste. Tu voulais qu'elle ne manque de rien, et qu'elle ait toujours quelqu'un qui soit là pour elle ; une attention dévorante, envahissante, que la cible -ou plutôt la victime- ne tarda pas à déprécier à mesure qu'elle s'intégrait sur l'île et qu'elle grandissait. À 13 ans, elle n'avait plus grand chose d'un ange, tout du moins, dans les yeux d'un observateur plus objectif que toi, Aleks.
« Bonjour, mon journal !
Papa, il est vraiment gonflant, des fois, je sais pas. Il m'énerve à toujours vouloir m'accompagner partout, je peux très bien me déplacer toute seule. Mes camarades de classe me disent que j'ai de la chance, mais est-ce que c'est vraiment de la chance de ne pouvoir être seul qu'entre 22h et six heures du matin ? Ffffh.
Je vais t'avouer un secret que je ne lui ai pas confié. Tu vois, j'ai trouvé quelque chose de vraiment génial. Extra. Je sais pas comment te l'expliquer, mais je vais pouvoir réaliser mon rêve, en fait, quelque chose de géant. D'ailleurs, je ne crois pas t'avoir dit ce qu'était mon rêve….
Papa arrive -quand je t'avais dit qu'il était gavant-, je te le dirai plus tard !
Angelika. »
C'est la dernière entrée du journal, et la dernière de toute sa vie.
« 30 Avril 2670, rubrique Faits divers, dans le journal local en ligne.
Ce matin, un corps a été repêché près du port maritime, il a été identifié rapidement grâce aux performances incomparables des robots de la cité ; sa disparition avait été signalée deux heures auparavant par un membre de sa famille. Ce dernier s'est montré particulièrement ému en remarquant les nombreuses lésions qui défiguraient le corps de la victime, une adolescente de 13 ans. Une enquête a été ouverte, les autorités sont déterminées à ne pas laisser ce qui semble être un meurtre rester impuni ou, pire, se reproduire. »
On pourrait croire que la question « Qu'ai-je ressenti à ce moment-là ? » est la plus simple, puisqu'il suffit de se remémorer l'instant, d'interroger sa mémoire, de réfléchir un peu. Mais Aleks, toi, n'as même pas de mots. Pas de pleurs, pas de cris à formuler. Tu ne peux même pas parler de malheur ou de bonheur ; ces notions étaient, en l'instant précis où tu as vu le cadavre en décomposition de l'être le plus précieux à tes yeux se faire recouvrir d'une bâche épaisse, futiles et dérisoires. Tellement éloignés d'une réalité bien plus cruelle.
Il existe de ces évènements que la mémoire engouffre profondément, noie dans un océan de pensées futiles, à tel point que l'on finisse par oublier le plus important. Un travail vain, ici, car Aleks ne veut pas oublier. Tous les jours, il tient particulièrement à se remémorer Cet évènement.
Et la vengeance qui l'accompagne. Persuadé qu'il trouvera le salopard qui a fait ça - car seul un homme serait capable d'une telle cruauté, n'est-ce pas ? - et lui fera payer d'une façon aussi atroce que le meurtre qu'il a commis, qu'il le verra défendre sa cause perdue devant le tribunal dont il sera à la fois avocat, procureur et juge. Persuadé que rien ne restera sans explication, persuadé qu'il ne pourra reprendre une vie normal tant qu'il n'aura pas élucidé le mystère.
Dévorante et persistante vengeance.
Si seulement il savait à qui il avait affaire.